Chaque jour, dans les contrats, nous écartons les « manifeste » et autres « significatif », qualificatifs certes tentants pour souligner les caractéristiques d’un fait, mais d’une imprécision… manifeste.
Quand donc une faute, un écart, un retard, deviennent-ils significatifs ? Quand l’écart est vraiment grand, la faute très fautive et le retard, bigrement long ?
Le législateur ne semble pas avoir eu cette angoisse en consacrant la notion de « déséquilibre significatif ». Pourtant, outre « significatif », la notion de « déséquilibre » sème également la confusion. Comment mesurer l’équilibre d’un rapport de droit ? Ceci est d’autant plus vrai que le droit français n’impose pas qu’une relation contractuelle soit équilibrée.
Sommaire
Le « déséquilibre significatif » entre partenaires commerciaux,
Or donc, l’article L.442-6 I. 2° du code de commerce prévoit que constitue une faute le fait :
« De soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties »
Il prévoit également que le ministre chargé de l’économie et le ministère public peuvent « demander le prononcé d’une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 2 millions d’euros ».
Depuis son adoption, cette disposition a donné lieu à une application principale : le 6 janvier 2010, le Tribunal de commerce de Lille a condamné la société Castorama sur son fondement.
Dans cette affaire, en contrepartie de la réduction de ses délais de paiement comme imposée par la Loi de Modernisation de l’Economie, Castorama avait inclus dans ses accords commerciaux pour 2009 une clause prévoyant le paiement des remises sous forme d’acomptes mensuels réglés uniquement par virement. Les accords commerciaux prévoyaient également qu’un retard de paiement serait sanctionné par une pénalité de retard, qui de plus pouvait être être déduite de plein droit des règlements dus au fournisseur. Aucune clause du contrat ne permettait d’envisager une modification du montant des acomptes en cas de variation d’activité.
Le Tribunal de commerce de Lille a considéré qu’il y avait là un déséquilibre significatif au profit de Castorama et l’a condamnée à une amende civile de 300.000 €.
Une notion « claire et précise » pour le Conseil Constitutionnel…
Cette décision faisait partie d’un ensemble de procédures engagées par le ministère de l’économie contre neuf enseignes de la grande distribution. Depuis cette décision de janvier 2010 toutefois, les autres procédures restaient bloquées par l’introduction d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC).
Par cette QPC, les enseignes de distribution mettaient en avant le caractère évasif de la disposition concernée, alors même qu’elle était assortie d’une amende civile. Elles faisaient valoir à cet égard principe de légalité des délits et des peines consacré par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :
La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.
On déduit généralement de cet article que, lorsqu’un délit est en cause, la loi qui le sanctionne doit être explicite. Comme l’exprime le Conseil Constitutionnel, « le principe de légalité des délits et des peines impose [au législateur] d’énoncer en des termes suffisamment clairs et précis la prescription dont il sanctionne le manquement ».
Le Conseil Constitutionnel a pourtant considéré, dans une décision du 13 janvier 2011, que cette notion était suffisamment claire.
La motivation de cette décision n’est pourtant pas pleinement convaincante :
- le Conseil Constitutionnel tire argument – en faveur de la clarté de la prescription – des dispositions existantes en matière de clauses abusives entre consommateurs. Or, cette disposition s’applique entre professionnels, dans un domaine qui ne nécessite aucune aptitude technique spécifique et, si le fournisseur est fréquemment en position de faiblesse, il est un peu hardi de considérer qu’il se trouve dans la même position qu’un consommateur;
- par voie de conséquence, compte tenu de la différence de situation, il n’est pas certain que la jurisprudence applicable en matière de clauses abusives soit très éclairante dans le cadre des relations entre partenaires économiques;
- les clauses abusives entre consommateurs sont réputées non écrites, conformément à l’article L. 132-1 du code de la consommation, cité par le Conseil Constitutionnel. Aucune amende civile n’est prévue, ce qui est une différence de nature notable entre les deux dispositions (L.132-1 conso et L. 442-6.I.2° commerce). L’existence d’une amende civile d’un montant maximum de 2.000.000 € aurait justifié un surcroît de précision;
- le législateur avait pris la précaution, absente ici, de prévoir qu’un décret en Conseil d’Etat, déterminerait une liste de clauses abusives. La clarté et la précision de la notion de « déséquilibre significatif » est donc très fortement adossée, en droit de la consommation, à cette liste, qui figure aux articles R.132-1 et R.132-2. Les deux types de disposition (en droit commercial et en droit de la consommation) apparaissent dès lors peu comparables;
- la référence à la possibilité de consulter la Commission d’examen des pratiques commerciales paraît également contradictoire avec le propos général de la décision du Conseil Constitutionnel : une disposition dont l’interprétation requiert la consultation d’une commission peut-elle vraiment être considérée comme « claire et précise » ?
On peut penser que l’opportunité d’une protection des fournisseurs face à la grande distribution a largement guidé le Conseil Constitutionnel : fournisseurs se trouvent en effet souvent, face à la grande distribution, dans une situation analogue à celle de consommateurs auxquels est présenté un contrat d’adhésion.
Le moyen employé laisse toutefois circonspect et ce, d’autant plus que l’article L.442-6.I.2° du code de commerce ne s’appliquera pas uniquement aux relations entre la grande distribution et ses fournisseurs.
… qui devrait s’appliquer à tous types de contrats
Dans un premier temps, comme l’ont déclaré Christine Lagarde et Frédéric Lefebvre, les procédures bloquées par cette QPC vont donc pouvoir reprendre leur cours. Les décisions rendues sur leur fondement sont attendues, et devraient permettre de délimiter davantage les contours de cette notion.
Son flou persistant devrait néanmoins alimenter un contentieux fourni et ce, d’autant plus que cette notion connaîtra certainement le même sort que la notion de rupture brutale de relations commerciales établies, qui figure au même article, trois numéros plus bas (article L.442-6.I.5° du code de commerce). Initialement conçue pour s’appliquer aux relations industrie – commerce, son champ d’application s’est considérablement élargi à tous les domaines d’activité, et ne connait plus que quelques exceptions résiduelles.
Il n’y a aucune raison qu’il n’y en aille pas de même pour le « déséquilibre significatif ». Ceci consacrera d’ailleurs un tournant notable dans notre droit, avec une immixtion toujours plus grande du juge dans le contrat, y compris entre professionnels1.
crédit photo : emde
- on notera toutefois que le juge ne s’est pas privé d’employer une telle notion, sans se référer ni aux clauses abusives ni à l’article L.442-6.I.2° du code de commerce : la Cour d’appel de Paris vient en effet de rendre un arrêt, le 14 décembre 2010, dans lequel elle a jugé, de façon un peu surprenante, qu’une clause d’un contrat commercial prévoyant une prescription abrégée était nulle et de nul effet en ce qu’elle créait entre les entreprises concernées un « déséquilibre significatif » [↩]
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Commentaires (51)
gab a dit...
La proximité avec le droit de la consommation est effectivement discutable. Elle l’est d’autant plus que l’on peut ne pas être toujours pleinement convaincu par la démarche suivie par la CCA ou par le juge en matière de clause abusive. Petite remarque sur le système des clauses grises et noires : c’est une évolution récente qui renoue avec les origines mais l’essentiel du droit des clauses abusives s’est construit pendant plus de trente ans sans décret (ou presque).
La proximité de vos commentaires suggèrent également un quasi paradoxe : l’aspect répressif qui était relégué dans l’affaire des écoutes reprend de l’importance ici…
Posté le lundi 14 février 2011 à 19 h 02 min Editer
Erwan Le Morhedec a dit...
Intéressant, en effet. Et comme me l’a fait remarquer Nicolas Mathey sur twitter, il existe deux autres applications de cet article, dont l’une par la Cour d’appel de Nîmes dans un arrêt du 25 février 2010. Or, dans cette affaire, la société Carrefour France tentait de tirer parti d’une nature répressive du texte pour opposer au Ministre le principe de la personnalité des délits et des peines applicables en droit pénal. Venant aux droits de la SAS Carrefour Hypermarchés France, à la suite d’une transmission universelle du patrimoine, elle tentait ainsi de faire obstacle aux poursuites.
Et la Cour a dénié au texte tout caractère pénal…
Mais je ne dis pas tout, je me réserve pour un éventuel billet à venir.
Posté le mercredi 16 février 2011 à 13 h 28 min Editer
Auchan : 1.000.000 € d’amende pour déséquilibre significatif : Le Morhedec Avocats | LM-a a dit...
[…] constitutionnalité de l’article L.442-6.I.2° du Code de commerce étant désormais acquise, les décisions en matière de déséquilibre significatif commencent à tomber, ou poindre. Celle […]
Posté le vendredi 30 septembre 2011 à 13 h 23 min Editer
» Le « déséquilibre significatif », encore en gestation » Le Morhedec Avocats | LM-A a dit...
[…] partie à un déséquilibre. On peut constater que, dans le cas des clauses abusives – auquel renvoyait le Conseil Constitutionnel – les tribunaux ne procèdent pas à une telle analyse […]
Posté le mardi 24 janvier 2012 à 14 h 55 min Editer
Auchan : 1.000.000 € d'amende pour déséquilibre significatif » Le Morhedec Avocats | LM-A a dit...
[…] constitutionnalité de l’article L.442-6.I.2° du Code de commerce étant désormais acquise, les décisions en matière de déséquilibre significatif commencent à tomber, ou poindre. Celle […]
Posté le jeudi 18 octobre 2012 à 9 h 42 min Editer